Il y a trois façons de comprendre le devoir du journaliste en temps de guerre, et même en d'autres temps. Le premier consiste à écrire tous les matins que les Français sont un peuple de saints et de héros, ergo ils seront vainqueurs ! Cette façon est pratiquée, dans les journaux à fort tirage, par des académiciens, car il faut de l'éloquence. Le seul danger est la monotonie. La seconde façon est plus énergique : nous la voyons pratiquée par des hommes politiques. Ceux-là ne tombent pas dans l'optimisme béat. Ils fouaillent des ministres - Oh ! Pas jusqu'à les écorcher ! - Et ils réclament du zèle : "La France dort ! Réveillez-vous ! Où sont vos canons ? Où sont vos bateaux ? Qu'a t-on fait pour diminuer le prix du fret ? Et la vie chère ? Et le charbon ? ... " Mais le tout en phrase générale qui se gardent bien de mettre en cause des personnes. Non. Pas d'attaques personnelles ! C'est le coup de fouet du charretier qui fait claquer sa mèche dans les airs pour stimuler l'attelage sans cingler aucun cheval en particulier. Enfin, il y a une troisième manière : c'est de prendre les abus par les oreilles et de les traîner sur la place publique en les appelant par leur nom. Ici, plus de phrases. Des faits. Voulez-vous un exemple ? Au lieu de déclarer que la France a maintenant tout le matériel qu'il lui faut, grâce au zèle admirable de nos usines (style académique), au lieu de déclarer que l'on en a dix fois trop peu parce que les ministres en général manquent de poigne (style politique), écrivez un petit article bien simple, où vous posez quelques questions précises, avec des noms et des chiffres :
- Est-il vrai qu'à Saint-Étienne (manufacture nationale d'armes) les ouvriers reçoivent vingt pièces à faire, qu'un ouvrier habile terminera en cinq heures, un autre en sept heures, et qu'ils n'ont plus ensuite qu'à se croiser les bras pendant un quart de la journée ?
- Est-il vrai que, dans un établissement voisin, mais d'intérêt privé, qui occupe 5 à 6 mille ouvriers, il est défendu, sous peine de diminution du prix d'usine, de gagner plus d'un franc à l'heure ? Si vous gagnez vos fix francs en six ou sept heures, il ne vous reste qu'à regarder tourner votre machine à vide...
- Est-il vrai que, dans telle usine d'automobiles des environs de Paris, le service de pointage a reçu, le premier mai, l'ordre de faire le relevé du nombre d'heures de chaque ouvrier pendant les cinq dernières quinzaines, et que les retardataires, qui avaient trop d'heures pour peu de travail, furent mis en demeure de rattraper ce retard à bref délai par une surproduction équivalente - ce qui est parfait - mais que ceux qui avaient pris de l'avance furent avisés de se modérer. "Les règlements de la maison qui datent d'avant guerre, interdisent à un ouvrier de dépasser le taux qui lui est fixé pour sa journée" ?
Seulement, en trois questions, vous vous serez fait trois ennemis puissants, et une multitude de petits. En revanche, vous aurez mérité la reconnaissance de la France, personne abstraite. Comptez sur elle pour vous faire des rentes ! Voilà pourquoi cette troisième manière d'entendre le journalisme n'est pratiquée que par les naïfs. Je m'en aperçois tous les jours.
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October 13, 2020 -
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